vendredi 27 février 2009

Qui va payer?

Je savais bien que la culture de la gratuité était largement répandue chez les internautes. Mais je mesurais mal la vigueur avec laquelle ils en défendaient le principe et comment il sera difficile de faire payer pour de l'information sur la Toile. Et moi qui m'apprêtais à dire du bien des propos de l'entrepreneur américain Steve Brill (créateur de bien des choses,la plus connue étant sans doute la chaine de télévison Court TV) rapportés dans le dernier numéro de l'American Journalism Review. " I would say the press has to stop committing suicide by giving journalism away for free.Start charging for it, start believing in your product" (Can the Press Fix Itself, February/March 2009, p.2). Je maintiens qu'il n'a pas tout à fait tort, bien au contraire, au risque de m'attirer la colère et les foudres des adeptes francophones -il y en a sans doute- du Technology Liberation Front, dont je ne connaissais pas avant hier l'existence. Ignare que je suis...

Brill, mais plus encore le journaliste et ancien directeur de la rédaction du magazine Time, Walter Isaacson, sont cloués au pilori par les internautes - dont ceux du Front de libération - parce qu'ils osent affirmer que les médias doivent cesser de donner l'information qu'ils offrent sur le web. Le seul financement par la publicité est insuffisant et aurait,de toutes manières,des effets pervers (le journaliste doit être redevable à ses lecteurs et non aux annonceurs). C'est l'idée du micropaiement, proposée par Isaacson dans un article qui a fait la une de Time au début du mois, que les internautes ridiculisent. Ils lui reprochent de reprendre une vieille rengaine dont on a déjà démontré qu'elle était vouée à l'échec ("doomed"). Je résume des attaques qui sont sans quartier: le travail d'Isaacson est bâclé et seuls ses amis de la vieille école du journalisme, qui ne comprennent rien à l'internet, pouvaient publier pareilles âneries. "When you're a member of the club, your buddies will publish any old crap you write" (Voir à ce sujet les sites Techdirt, The Abstract Factory et The Technology Liberation Front).

Isaacson propose le "pay-per-drink model". Le système existe déjà pour la musique avec iTunes, où l'on achète les chansons à la carte. Une conversation avec mon ami Francis Masse, qui sait tout du micropaiement, m'a permis d'éclairer ma lanterne. Appliqué aux journaux en ligne, ce système pourrait permettre d'ouvrir un compte sur un site Web, d'y déposer des fonds qui serviraient à acquitter le paiement automatique de petites sommes, pour l'achat de manchettes (un service RSS), d'un ou de plusieurs articles, de sections d'un journal,etc., le prix variant selon le cas. Pareil système existe pour un certain type de livres où vous achetez des jetons que vous utilisez ensuite selon la nature de votre transaction. Vous pouvez voir la table des matières pour un jeton, mais aussi télécharger tout le livre pour 30 jetons, par exemple.

On ne peut comparer avec la musique, disent les détracteurs de la proposition d'Isaacson. L'information n'a pas la durée de vie d'une chanson. "Today's front page is tomorrow's fish wrap, and we don't need to replay it". Et, de toutes manières, les internautes arriveront toujours à éviter le paiement et trouveront ailleurs, gratuitement, l'information qu'ils souhaitent. "Internet users, awash in a sea of information, will avoid new barriers by navigating around them." Peut-être bien, sauf si l'information est d'une originalité ou d'une valeur telle qu'on ne trouve pas ailleurs l'équivalent et qu'on n' a d'autre choix que de payer. Comme c'est le cas pour le Wall Street Journal en ligne.

En fait nous en revenons au débat qui avait entouré la publication en 2007 du livre d'Andrew Keen, The Cult of the Amateur, qui avait aussi valu à l'auteur une volée de bois vert de la part des internautes. Keen parlait de la musique, du cinéma tout autant que du journalisme et écrivait que la dimension participative du web 2.0 et le contenu gratuit généré par les internautes menaçaient les médias et la culture. "Je n'ai pas honte d'admettre, écrit-il, que je me fie davantage aux reportages sur l'Irak des journalistes chevronnés et responsables du New York Times qu'à ceux de blogueurs anonymes...etc. (Le culte de l'amateur, avant-propos de la version française, Editions de l'homme, 2008).

Nous pouvons tous gloser en ligne et offrir généreusement nos savantes (!) réflexions à nos contemporains. Mais nous commentons à partir d'informations qui ont été collectées par des journalistes dont c'est le métier et qu'il faut bien que quelqu'un rémunère. Sans les informations qu'ils collectent, finie la diversité d'opinions. Cette quête d'informations nécessite des ressources financières importantes. Qui va payer? Il faudra bien en venir à engager le débat de fond à ce sujet. Le dialogue de sourds ne mène nulle part.

P.S. Le 28 février.
Benoît Michaud, l'astucieux recherchiste ès-Internet qui a collaboré à notre documentaire intitulé "Derrière la Toile, le quatrième pouvoir" (j'y reviendrai bientôt), a vite réagi à ce texte, en faisant deux commentaires fort pertinents.

Il m'explique d'abord qu'un système de ventes à la pièce, semblable à ce qui se fait pour les livres et la musique, existe déjà pour les journaux (www.pressdisplay.com). Vous pouvez accéder à plus de 600 journaux et magazines du monde entier, "tout en aidant à sauver nos forêts", écrit l'entreprise de Vancouver qui propose ce service. Le prix varie selon la nature du service retenu. La Grande bibliothèque permet à ses abonnés d'accéder gratuitement à ce service.

Enfin, la démonstration qui suit montre bien que ceux qui pensent que les internautes arriveront toujours à trouver gratuitement l'information qu'ils cherchent n'ont peut-être pas tout à fait tort.

Voici ce qu'écrit Benoît:

"Quand vous mentionnez que le Wall Street Journal sait mettre ses contenus à l’abri de la gratuité, il suffit qu’un blogue décide de faire du copier-coller pour que ça s’écroule.

Par exemple :

1- Voici un des articles les plus lus aujourd’hui sur le WSJ : http://online.wsj.com/article/SB123561551065378405.html

2- Demandez ensuite à Google de trouver un très court extrait du même texte, mot pour mot, en le plaçant entre guillemets : "Obama is selling the country on a 2% illusion".

3- Vous obtiendrez ceci qui démontre que le texte d’aujourd’hui est déjà présent sur de nombreux blogues sans frais :
http://www.google.ca/search?hl=fr&safe=off&q=%22Obama+is+selling+the+country+on+a+2%25+illusion%22&btnG=Rechercher&meta=

4- Et il ne cessera de se multiplier par la suite, de blogues en blogues !! "

vendredi 20 février 2009

Mutation souhaitée à la Presse canadienne

La Presse canadienne (Canadian Press) est une vieille dame très digne (disons plutôt un vieux monsieur, pour éviter qu'on m'accuse de sexisme) dont les habits d'une autre époque ne correspondent plus aux exigences vestimentaires du jour. Ses dirigeants souhaitent abandonner le statut de l'agence de presse (coopérative, sans but lucratif), qui date de 1923, et faire de l'entreprise une société commerciale. Le statut actuel,qui empêche de faire des bénéfices et de dégager des fonds pour l'investissement, handicape l'agence et lui permet difficilement de s'adapter comme elle le souhaiterait à l'ère numérique.Le changement de statut est aussi nécessaire pour faire face aux problèmes financiers que créent les difficultés de capitalisation des régimes de retraite de ses employés.

Pourquoi s'intéresser à la Presse canadienne? Parce que sans elle, la circulation des nouvelles, d'une région à l'autre du Canada, ne serait pas la même. L'agence fournit,en anglais et en français, aux quotidiens, aux stations de radio et de télévision et à plusieurs sites d'information ( Google, Yahoo, Cyberpresse, Canoë,etc.), souvent sans journalistes sur le terrain, des nouvelles des collines parlementaires ( l'agence a une vingtaine de journalistes en poste à Ottawa) et de tous les coins du pays. C'est aussi l' agence qui alimente les médias canadiens en nouvelles internationales grâce à une entente avec l'agence américaine Associated Press. C'est un service essentiel, dont l'avenir ne peut laisser indifférent.

Fondée par les journaux, la Canadian Press s'est construite sur le principe d'échanges de nouvelles entre les quotidiens membres de la coopérative, les sociétaires, qui assuraient aussi les coûts de fonctionnement (le gouvernement fédéral a contribué au démarrage). Dans les faits, au fil des ans, l'agence s'est transformée. Les journalistes de l'agence vont graduellement produire eux-mêmes de plus en plus de nouvelles, que l'on vendra aux divers médias, mais aussi, selon leurs besoins respectifs, à des institutions gouvernementales et à des entreprises. Les journalistes de l'agence on été parmi les premiers au Canada à pratiquer le journalisme multiplateforme et la vente de vidéos constitue maintenant pour l'agence une source de revenus en forte croissance. Les textes des quotidiens membres ne représentent plus qu'une infime partie du service.Le concept de coopérative, fondé sur l'échange entre les membres, n'a plus guère de sens.

Parallèlement le financement de l'agence s'est transformé. Il y a une dizaine d'années, 65% de ses revenus provenaient encore des quotidiens. Aujourd'hui,leur part n'est plus que de 35%. Le déclin annoncé des journaux et la croissance des nouveaux médias change davantage la donne.Les projections de l'agence pour les dix prochaines années s'appuient sur une part de revenus de plus en plus grande provenant des nouveaux médias. Sur son site, en anglais, l'agence se dit à l'avant-garde de la révolution numérique. "The Canadian Press is Canada's most trusted news source leading the digital age." Son président, Eric Morrison, n'aime pas la métaphore de la vénérable vieille dame. Il préfère voir l'agence comme un adulte dynamique qui a su s'adapter à toutes les technologies, de la radio à l'internet et autres "smartphones", et qui doit maintenant se donner les outils qui lui permettront de faire face aux changements profonds qui s'annoncent.

Une question se pose tout de même. Dans ses habits neufs d'entreprise commerciale, la Presse canadienne saura-t-elle conserver, à quelques années de son centenaire, les principes et les valeurs qui font d'elle une organisation que plusieurs considèrent comme un véritable service public. Le président Morrison assure que oui. Il parle d'une charte qui garantirait les valeurs rédactionnelles et l'indépendance de l'agence. Il évoque d'autres agences (la Press Association en Grande-Bretagne ou l'agence de presse australienne) dont les dirigeants ont aussi jugé nécessaire d'abandonner le statut de coopérative. Une chose semble claire: sans changement de statut, et en restant dans le giron de quotidiens eux-mêmes en difficultés, l'avenir de l'agence est sans doute bloqué.

mercredi 11 février 2009

Angoisses,espoirs et tâtonnements

Les prévisions catastrophiques s'amoncellent. Les éditions imprimées des journaux, déjà condamnées par plusieurs à une lente agonie, disparaîtraient plus vite que prévu. Le directeur de recherche d'un grand cabinet de consultants prévoit qu'un éditeur sur dix (journaux et magazines) devra soit abandonner l'édition-papier, soit en réduire la fréquence de publication, voire cesser ses activités en 2009. Un autre analyste, cité par le magazine The Atlantic dans son édition de janvier-février, croit que plusieurs villes américaines pourraient bien se retrouver sans quotidien dès 2010. Le magazine laisse même entendre que le vénérable New York Times imprimé pourrait bien ne pas passer l'année ( Michael Hirschorn, End Times,The Atlantic, p.41).

Certains rejettent ces mauvais augures et font toujours confiance au papier. Au point de penser que l'internet,qui signe pour les uns l'arrêt de mort des journaux, pourrait au contraire contribuer à les relancer.Joshua Karp a conçu un journal dont le contenu s'appuie sur des blogs, l'un des emblèmes de la Toile et de son interactivité. The Printed Blog, c'est le titre de nouveaux journaux lancés il y a quelque jours à Chicago et à San Francisco (d'abord hebdos,bientôt quotidiens) par cet entrepreneur qui aime l'expérience physique que représente le papier, la sensation tactile, les doigts salis par l'encre.

Ces journaux gratuits poussent à l'extrême l'idée de proximité. (Voir un article du New York Times du 22 janvier. "Publisher Rethinks theDaily:It's Free and Printed and Has Blogs All Over" ). Dans chaque ville, des dizaines d'éditions différentes, selon les quartiers, seront distribuées à un nombre restreint de lecteurs (1,000 exemplaires par édition). Le journal sera financé par la publicité, vendue à très bas prix ( de15$ à 25$ selon l'espace) à des commerçants du quartier qui ne peuvent payer les tarifs des grands quotidiens métropolitains. Le fondateur prévoit que chaque édition de quartier, une le matin et une en fin d'après-midi, pourrait lui rapporter entre 750$ et 1500$ par semaine. Il partagera ces profits avec les blogueurs participants.Est-ce viable?

J'ai cru un instant que cette idée étonnante, sinon saugrenue, d'un blog sur papier était tout à fait nouvelle. En fait, il n'en est rien.Des blogueurs font des livres de leurs "posts" et des commentaires qu'ils reçoivent, comme des journalistes le font avec leurs chroniques ou reportages. En France, l'hebdomadaire-papier Vendredi (que je n'ai pas encore vu) propose depuis octobre dernier une sélection imprimée de textes puisés sur la Toile "qui s'impose, disent ses artisans, comme une véritable source foisonnante d'informations et de débats d'idées." Le fondateur de cet hebdo, Jacques Rosselin, a crée le Courrier international, où l'on regroupe avec succès des textes de la presse du monde entier. Le principe est le même. Et sur la Toile, les possibilités de choix sont décuplées. Mais est-ce viable?

Aux États-Unis, la mort annoncée du NYTimes a suscité des réactions vives de l'entreprise qui a accusé le magazine The Atlantic de spéculations non fondées. Pourquoi interrompre la publication d'un journal toujours rentable, malgré un tirage qui décline et des revenus publicitaires qui chutent. La publication sur Internet seulement serait désastreuse pour la qualité du journal. La publicité sur Internet rapporte encore peu. La version web du Times bien que lue par 20 fois plus de lecteurs que la version papier ne permettrait de financer que 20% de l'effectif rédactionnel actuel. L'un des patrons de la rédaction expliquait récemment (Bloomberg, 3 févier) que le journal étudiait la possibilité de revenir sur la décision qu'il avait prise il y a moins de deux ans d'abandonner le paiement par les usagers du web (pensant alors augmenter le nombre de lecteurs et ainsi accroître ses revenus publicitaites).

C'est l'économie, "stupid"! Chacun cherche le modèle d'affaires le mieux adapté au grand chambardement et personne ne sait ce qui résultera de toutes ces expériences et de tous ces tâtonnements.