mercredi 28 janvier 2009

Médias en crise et culture politique

La "crise"de la presse écrite,variable d'un pays à l'autre, réelle ou appréhendée, et que l'actualité des derniers jours a mise en lumière, illustre très bien la différence de culture politique dans laquelle baignent les médias (les journaux en particulier) en Europe et en Amérique du Nord.

Ici ou aux USA, je n'ai encore vu personne réclamer, comme on le fait dans d'autres secteurs, l'intervention de l'État pour assurer l'avenir de la presse écrite, dont tous reconnaissent pourtant le rôle irremplaçable dans l'information des citoyens.En France, le président Sarkozy a annoncé vendredi dernier, en réaction au rapport des États généraux de la presse (voir mon texte du 22 janvier), un ensemble de mesures comportant, pour la presse-papier mais aussi pour le développement de la presse en ligne, des aides de 600 millions d'euros.

On ne peut mesurer l'importance des mesures annoncées par le président sans les situer dans leur contexte culturel, soit celui d'un pays où les relations presse-politique sont complexes, certains diront incestueuses, et où l'État a mis en place au fil des ans un vaste système d'aide à la presse.J'ai demandé à mon collègue et ami Emmanuel Derieux, professeur à l'Université Paris-2 (Institut français de presse) et spécialiste du droit des médias, de répondre à quelques questions à ce sujet. Il a été l'un des participants aux États généraux, bien qu'il lui ait semblé que les milieux professionnels, plutôt que le président, auraient dû prendre l'initiative de les organiser.

Question: 600 millions d'euros pour soutenir la presse.Cela semble important vu d'ici. Comment faut-il comprendre cette annonce dans le contexte français et compte tenu de votre système d'aide déjà très élaboré?
"Si les informations données sont exactes et si les promesses sont tenues ou si, entre temps, de nouvelles aides supplémentaires ne sont pas accordées, ce sont 600 millions d'euros d'aides "exceptionnelles" (mais qui généralement ne sont pas remises en cause par la suite !) étalés sur 3 ans. Le volume annuel des aides est d'à peu près 1 milliard d'euros, soit 10 % du chiffre d'affaires de la presse.(...) On pourrait dire que, en période de "crise" justement, l'Etat éprouve le besoin d'aider de nombreux secteurs (banques, industrie automobile...). La presse a assurément, sur les politiques, un pouvoir d'influence non négligeable, même si l'on couvre cela de nobles références à la nécessaire garantie du pluralisme de l'information indispensable en démocratie..."
Question:De quel type d'aide s'agit-il? Tous les quotidiens en bénéficient-ils? Ne craint-on pas que ce système rende la presse moins critique?
"Les aides sont multiples : économiques (réductions de tarifs postaux, de transport... subventions à diverses catégories de publications, à la modernisation, au portage... achats d'espaces publicitaires par diverses institutions publiques...) et fiscales (exonérations, réductions d'impôts, taux de TVA réduit-l'équivalent de la TPS ...).Elles ne profitent pas à la seule presse quotidienne d'information politique et générale mais, de façon assurément insuffisamment sélective par rapport à l'objectif officiel de garantie du pluralisme et du maintien du débat d'idées nécessaire à la démocratie, à un très grand nombre de publications, toutes périodicités et catégories confondues, auxquelles il n'est pas toujours justifié d'accorder les aides de l'État... Une presse assistée n'est pas incitée à se réformer. Elle viendra, un an ou deux après, quémander une nouvelle forme d'aide... que les politiques, craignant l'influence de la presse sur l'opinion, lui accorderont.A ce jeu tout à fait malsain, les politiques dépendent de la presse autant que celle-ci dépend d'eux.Le discours de Nicolas Sarkozy montre encore que les politiques n'ont pas le courage (ou l'imprudence) de reconsidérer l'ensemble du système qui aurait pourtant besoin d'une réforme structurelle, mais, d'année en année, ajoutent de nouveaux éléments, que l'on maintient alors sans jamais plus les remettre en cause."
Question: La reconnaissance du statut d'éditeur en ligne aidera-t-elle les sites d'information créés par des journalistes, comme MediaPart ou Rue89 par exemple?
"La reconnaissance du statut d'éditeur en ligne est destinée à leur permettre notamment, dès lors qu'ils font de l'information journalistique (ce qui resterait à définir : l'information journalistique est celle qui est faite par les journalistes mais les journalistes sont ceux qui font de l'information journalistique !), de leur permettre de bénéficier (de certaines) des aides de l'Etat."

Je me permets, en conclusion, ce scénario hypothétique et intéressé.Que se passerait-il si quelques journalistes (ou professeurs de journalisme!) à la retraite décidaient de lancer un site d'information, sans y consacrer cependant tout leur temps et sans rémunération importante (des traits qui servent à définir les journalistes)? Ils feraient ainsi de l'information journalistique.Pourraient- ils jouir du statut d'éditeur en ligne et bénéficier d'exonérations fiscales et autres largesses de l'État?Si oui, je songe à déménager en France.

jeudi 22 janvier 2009

"Pour gagner la bataille de l'écrit" (en France)

"Sur le Titanic, l'orchestre continuait à jouer. Devant l'iceberg numérique, les rotatives continuent à tourner..." La métaphore illustre bien l'ampleur de la crise de la presse en France, comme la perçoit Bernard Spitz, le responsable de la coordination des Etats généraux de la presse écrite, ce grand "brainstorming de la profession" (l'expression est d'un journaliste de Libération) mis en place par le président Nicolas Sarkozy. Le président français, présent dans tous les dossiers importants (certains se demandent ironiquement s'il a besoin de ministres), n'allait pas manquer de s'intéresser aux malheurs des journaux. "La démocratie ne peut fonctionner avec une presse qui serait en permanence au bord du précipice économique," a-t-il dit.

Le président avait donné peu de temps à ceux qu'il avait choisis pour mener à bien cette entreprise. Ils ont répondu à l'appel. En 10 semaines de travail, les 150 participants à l'opération ont accouché, le 8 janvier, d'un livre vert de 68 pages,intitulé "Pour gagner la bataille de l'écrit," et d'une centaine de recommandations visant tout autant à renouveler certaines structures archaïques qui nuisent aux journaux-papier qu'à permettre le développement de la presse en ligne. Le président Sarkozy doit annoncer demain, vendredi 23 janvier, ce qu'il compte faire de ces propositions.

À ma connaissance, nos médias n'ont pas parlé de ce rapport.Il est vrai que l'organisation de la presse en France avec ses contraintes "historiques" de fabrication, d'impression et de distribution, et un systéme d'aides élaboré et complexe, est à mille lieux de notre presse écrite dont les patrons surtout, mais aussi bien des journalistes, ont toujours voulu tenir l'État à distance. Certaines propositions du rapport, qui visent à simplifier les procédures d'autorisation et d'implantation des kiosques et à faciliter le portage des journaux à domicile, semblent appartenir à un autre âge et sont sans intérêt pour nous. Qu'est-ce que l'État vient faire dans la livraison des journaux à domicile? C'est ce que M.Spitz appelle le "handicap français", un mal propre à l'Hexagone.

En revanche, la crise actuelle, conjoncturelle, que vivent les journaux français s'apparente, à quelques particularismes français près, à celle que connaissent les quotidiens nord-américains et l'analyse qu'en fait le rapport est intéressante. Ainsi,le président d'un des quatre pôles ou groupes de travail des États généraux, Bruno Pattino, ancien directeur du Monde.fr et co-auteur du livre "Une presse sans Gutenberg",propose en quatorze brefs constats un état des lieux du secteur de la presse écrite: hausse de l'offre de médias, dispersion ou fragmentation des audiences, baisse de diffusion de la presse payante et diminution de ses revenus publicitaires, croissance d'internet, rupture générationnelle, etc. Rien de bien nouveau, me direz-vous.Peut-être, mais la synthèse est pour le moins réussie et la situation comparable. À venir:le smartphone (Iphone et les autres) qui possède, selon Pattino (un euphorique?), un potentiel de bouleversement complet de la consommation des médias. Nous verrons.

J'ai bien aimé une chose dans ce rapport,soit la modestie que manifeste le coordonnateur Bernard Spitz en conclusion. Il écrit:"Nul ne peut aujourd'hui prédire les futures combinaisons gagnantes qui s'instaureront entre les modes de consommation de la presse, entre le papier et le numérique , entre le fixe et le nomade...entre le gratuit et le payant," etc. Dans ce dossier, les réponses toutes faites n'existent pas. J'aime bien les gens qui ont davantage de questions que de réponses. Les États généraux ont tout de même formulé plusieurs propositions concrètes dont des mesures d'urgence pour éviter le naufrage appréhendé des rotatives.On verra ce qu'en fera le président Sarkozy qui,lui, n'a pas coutume d'être avare de solutions.

samedi 17 janvier 2009

Le journalisme «multiplateforme»: deux façons de faire

Le journaliste et professeur australien Stephen Quinn a beaucoup écrit sur le journalisme polyvalent ou multiplateforme ("Convergent journalism") depuis quelques années. C'est un optimiste. Il croit que la "convergence réussie peut satisfaire le double objectif du journalisme de qualité et des pratiques commerciales rentables". Comment concilier les attentes des patrons de presse et celles des journalistes dont plusieurs craignent que la nouvelle polyvalence ne serve que les intérêts des entreprises et conduise à la superficialité de l'information? Quinn est l'un des nombreux auteurs que cite Jean-Pierre Bastien,qui termine sa maîtrise en journalisme international à l'Université Laval et qui a consacré sa réflexion de fin d'études au journalisme multiplateforme. Je lui ai demandé de résumer les conclusions d'un travail fort bien documenté qui s'appuie aussi sur les commentaires de plusieurs journalistes et sur l'observation de collègues lors de stages.


À l’ère d’Internet et du multimédia, les journalistes sont de plus en plus appelés à se démultiplier pour satisfaire les besoins grandissants des entreprises de presse qui ont diversifié leurs activités médiatiques. Les journalistes de la presse écrite sont particulièrement touchés par cette métamorphose qui les oblige à produire, en plus de leurs articles, des vidéos, des photos et parfois même des reportages audio.

C’est ce qu’on appelle le journalisme multiplateforme. L’expression s’est retrouvée sur toutes les lèvres au cours de l’année 2008, parfois précédée d’injures, d’autres fois prononcée avec une note d’enthousiasme et d’espoir.

Il existe en ce moment deux certitudes qui font l’unanimité chez ceux qui ont étudié la question du journalisme multiplateforme. (1) Les journalistes devront éventuellement être en mesure de travaille sur n’importe quelle plateforme, et (2) demander aux journalistes de tout faire de façon simultanée n’est pas une solution envisageable, sauf dans des cas exceptionnels.

Quel est donc le modèle à suivre? La réponse est encore floue, mais on voit déjà apparaître deux déclinaisons du journalisme multiplateforme.

D’une part, celle du journalisme qui utilise le multiplateforme pour satisfaire l’instantanéité et la consommation boulimique d’informations. C’est le modèle du journaliste-pieuvre, affublé d’un micro et d’une caméra, et dont chaque sortie sur le terrain est maximisée dans le but de produire le plus de contenus possible. À l’autre bout de la chaîne de production, l’information est passée à la moulinette, diluée et redistribuée à travers un maximum de médias appartenant à un même groupe. C'est ce que semble vouloir faire Quebecor.

Dans l’état actuel des choses, où la nouvelle brute ressemble de plus en plus à une espèce menacée par les prédateurs déguisés en agrégateurs de nouvelles et autres Google News, on peut douter de la viabilité d’un tel modèle. La survie d’un média qui s’adonne à ce genre de pratique résidera peut-être dans les nouvelles technologies de diffusion comme l’information sur téléphone cellulaire et autres gadgets technos qui déclinent l’actualité dans sa forme brute et instantanée.

D’autre part, certains médias ont choisi la voie de la « valeur ajoutée » en utilisant le multiplateforme pour produire des contenus journalistiques de type multimédia qui donnent une nouvelle profondeur, voire une nouvelle dimension à l’information. Les médias qui empruntent cette voie utilisent de petites équipes formées de journalistes polyvalents qui travaillent en collaboration sur des projets de longue haleine. Cela pourrait donner, à terme, un second souffle au journalisme d’investigation.

C’est, dans une certaine mesure, la vision que des journaux à grand tirage comme le Globe and Mail, le New York Times et le Washington Post ont adoptée. Ce modèle nécessite toutefois des investissements financiers et humains massifs dans le but de fournir de nouveaux contenus qui marient l’écrit, la photo, l’audio et la vidéo, plutôt que de reproduire ce qui a déjà été publié dans la version papier du journal.

L’argument selon lequel le multiplateforme transformera les journalistes en « bons-à-rien-faire » polyvalents, mais n’excellant dans aucune discipline, ne tient plus la route. Le modèle dominant du journaliste sachant tout faire, de l’écrit à la vidéo en passant par l’audio et la photo, finira éventuellement par s’estomper à mesure que de nouveaux postes, comportant de nouvelles tâches, seront créés au sein des entreprises de presse qui exploitent le multiplateforme. Peu à peu, chacun trouvera sa niche, sa spécialisation, ou ce dans quoi il excelle et y travaillera quotidiennement.

La convergence au service des journalistes

Le journalisme multiplateforme peut servir le double objectif de la rentabilité et de l’information de qualité à condition qu’il produise des reportages multidimensionnels au contenu approfondi plutôt qu’une masse informe d’actualités instantanées et superficielles. À cet effet, l’expérience du quotidien britannique The Guardian constitue un modèle de réussite. Bien que son édition papier tire à 300 000 exemplaires (un faible tirage en comparaison avec le quotidien populaire The Sun, qui publie en moyenne 3 millions d’exemplaires), le site web du Guardian (Guardian.co.uk), est devenu le site d’information rattaché à un quotidien le plus populaire du Royaume-Uni. À titre indicatif, le Guardian attribue ce succès à un processus de transition auquel les journalistes ont participé activement, et qui a mené à l’adoption d’un mode de production multiplateforme basé sur le volontariat et servant à produire des reportages multimédias plutôt que des nouvelles instantanées.

Le journalisme arrive donc à la croisée des chemins. Dans le pire des scénarios, les entreprises de presse se limiteront à exploiter le multiplateforme comme un outil par excellence pour maximiser la production en exigeant des journalistes qu’ils se multiplient dans tous les médias, ce qui revient, en somme, à attacher un boulet à la cheville du journaliste qui lutte déjà pour garder la tête hors de l’eau. À l’opposé, les professionnels de l’information peuvent saisir l’occasion pour donner un second souffle au journalisme en utilisant cette impulsion technologique et organisationnelle pour forger une nouvelle pratique qui redonnera ses lettres de noblesse, sa créativité et son mordant au chien de garde de la démocratie.

vendredi 9 janvier 2009

Le "bon" et le "mauvais" journalisme.

Je vous propose en ce début d'année quelques réflexions sur le "bon" et le "mauvais"journalisme (un exercice périlleux!), à partir d'un livre du journaliste polonais Ryszard Kapuscinski, que j'avais trop vite mis de côté et que j'ai re-découvert en mettant un peu d'ordre dans mes papiers au cours de la période des Fêtes.

Une presque légende dans certains cercles journalistiques européens, Kapuscinski, décédé en 2007, a été correspondant de l'agence de presse polonaise pendant de longues années, notamment en Afrique, et plusieurs de ses ouvrages ont été publiés en France, dont une réflexion sur le journalisme s'inspirant de l'oeuvre de l'historien grec Hérodote (4 ième siècle av.J.-C.). Il faut le faire!

Dans Autoportrait d'un reporter (Plon, 2008), qui rassemble des extraits d'entretiens et de conférences, on lit:
"Le bon journalisme est facile à distinguer du mauvais journalisme; dans le bon journalisme, outre la description de l'événement, il y a l'explication de ses causes. Dans le mauvais journalisme, il n'y a que la description pure, sans liens ni rapports avec le contexte historique,c'est la relation d'un événement nu dont nous n'apprenons ni les causes ni les antécédents."

S'il se limitait à cela, Kapuscinski ferait fausse route.Il y a bien des façons en effet de pratiquer le journalisme.Aucune n'est supérieure à l'autre. Elles sont différentes et complémentaires. La seule description de l'événement est tout aussi essentielle que son explication. Ainsi, on ne demande pas au reporter qui couvre un conflit d'en refaire chaque jour l'histoire. Il en a déjà plein les bras à raconter ce qu'il voit et ce qu'il entend. C'est le témoin. Il pourra à l'occasion faire le point, mais c'est le plus souvent à d'autres, auxquels on donnera le temps et les ressources nécessaires, qu'incombe la tâche de chercher à donner un sens aux événements.

Mais Kapuscinski poursuit fort heureusement sa réflexion:
"Deux types de reportages doivent coexister.Le premier s'appuie sur l'information actuelle, courante: aujourd'hui, il s'est passé telle et telle choses.Ce type de reportage décrivant l'histoire superficielle se déroulant sous nos yeux restera la denrée principale des médias. ... Le second type de reportages doit être en mesure d'extraire des réflexions du flot des événements en cours; il doit essayer de trouver une logique à ce qui semble de prime abord alogique; il doit établir certaines règles dans ce qui parait totalement anarchique et chaotique."

C'est ce "second type de reportages" dont nous avons le plus besoin dans notre univers encombré d'information instantanée et d'opinions souvent non fondées.En France,cette exigence de recul vis-à-vis de "l'événement nu" vient d'inciter quelques anciens du journal Le Monde,dont son ancien directeur Jean-Marie Colombani, à créer une version française du webmagazine politique et culturel Slate, devenu une "marque" sur Internet aux États-Unis (Libération.fr le 6 janvier). Slate France qui doit être en ligne dans quelques semaines, est après Rue89, Bakchich et Mediapart, le quatrième site d'information créé par des anciens de la presse écrite française.

À quand la première québécoise?